7 mars 2016
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Par Paule Mackrous

 

Lors du dévoilement de la « curieuse vitrine », c’est une multitude d’objets intrigants et hétéroclites qui apparaissent. Parmi ceux-ci, des projections colorées animent des volumes géométriques. Spontanément, on se colle le nez sur la vitre comme pour entrer dans ce qui s’apparente à une petite fête foraine. On se bute irrémédiablement à la surface vitrée qui, tel un écran, rappelle que seul notre regard y est convié. Toutefois, un grand curseur pixélisé à l’avant-plan capte nos mouvements. Il dirige notre regard vers un cercle chromatique projeté sur une roue à moteur. Si l’œuvre n’est pas a priori interactive, elle n’engage pas moins d’entrée de jeu le spectateur qui, par sa présence, actionne la « roue de fortune » et fait changer les couleurs de petites lampes à l’avant-plan. Celles-ci ont été fabriquées à partir de verres coniques trouvés dans un bazar. Un peu plus loin, sur le mur, on aperçoit deux bateaux à voile fabriqués par l’artiste, inspirés d’un voyage au Maroc. Ces confections sont représentatives de la démarche créatrice à l’origine du projet de Joseph Lefèvre. L’artiste remixe, souvent de manière artisanale, différents objets, souvenirs et éléments de culture qui lui sont chers.

Au cœur de cette ambiance festive, on découvre un monde complexe où l’horreur côtoie étrangement la frivolité. Un mini théâtre, dont le rideau est retenu par une main, fait voir un montage vidéo d’une performance du groupe de féministes russes Pussy Riot. Le bricolage visuel marie l’esthétique des défilés de mode des années ’60 avec celle des cagoules des militantes. Des photos des tirailleurs sénégalais et marocains, ces hommes qu’on a recrutés dans l’Armée coloniale pour défendre la France durant la Première Guerre mondiale, sont suspendues au mur. Morts pour une nation qui n’est pas la leur et quasi absents de la mémoire collective, ils sourient ici à pleines dents. Dans un petit cadre illuminé, des crânes humains en pâte à sel sont empilés. Ils renvoient à la guerre civile cambodgienne et au génocide opérés par les Khmers rouges. La curieuse vitrine esquisse ainsi une histoire ouverte à laquelle s’ajouteront des éléments tout au long de l’exposition : une histoire fragmentée qui se situe, comme l’histoire des mentalités de Jacques LeGoff, « au point de jonction de l’individuel et du collectif, du temps long et du quotidien, de l’inconscient et de l’intentionnel [1]». C’est dans leur entrelacs, sans le principe chronologique, que les événements s’animent d’un sens renouvelé. Enfant de la ville de Verdun, là où la mémoire de la guerre s’incarne dans l’ossuaire de Douaumont[2], l’artiste nous transmet des faits d’une manière engagée, sensible et clairvoyante. Cela m’évoque lorsque Nietzsche écrivait à propos de l’histoire que, « pour comprendre bien un fait, il faut se sentir lié à lui par les liens les plus sacrés. C’est là le seul moyen d’en parler avec art.[3]»

 

[1] Jacques Le Goff. 1974. Les mentalités, une histoire ambigüe, volume III, Paris Gallimard, p.111.

[2] L’ossuaire de Douaumont réunit les tombaux des centaines de milliers de soldats en hommage aux combattants de la première guerre mondiale.

[3] Friedrich Nietzsche. 1998. Seconde considération intempestive : de l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, Paris, Flammarion, p.47.