6 juin 2018

Fluxus∞

par Paule Mackrous

 

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« Le paysage a changé… »: voilà une réflexion que l’on se fait, tels des spectateurs impuissants. Le paysage naturel change d’aspect momentanément au rythme des saisons, mais il « porte l’empreinte permanente de l’humain[1]», de son activité. Cela annihile du même coup l’effet de séparation entre le paysage et l’humain : on ne peut se tenir à l’écart, on fait partie du décor ! C’est cette interrelation ainsi que les modalités actuelles d’un engagement citoyen qu’interroge l’œuvre Fluxus∞  de Marie-Hélène Parant.

Derrière la vitrine, une scène du monde naturel est projetée à l’écran. Dans la partie supérieure s’affichent les fluctuations des cotes de la Bourse reliées à des compagnies pétrolières, mais aussi à des entreprises exploitant les gaz naturels ou encore les énergies renouvelables. Les chiffres en vert expriment l’ascension de la cote ; lorsqu’ils sont rouges, cela traduit la chute de leur valeur. On peut également suivre en temps réel le niveau d’humidité relative et celui du smog dans la ville de Montréal, exprimés en pourcentage. D’entrée de jeu, deux regards sur la nature se côtoient et semblent irréconciliables : celui qui se soucie de son investissement financier et celui qui est préoccupé par l’environnement.

Les images projetées proviennent de l’île d’Anticosti, lieu de débats réels concernant l’exploitation d’hydrocarbures en 2017. Si les relations étaient tendues entre la compagnie Pétrolia qui y voyait un fort potentiel financier et le gouvernement québécois qui souhaitait appuyer la candidature d’Anticosti au Patrimoine mondial de l’UNESCO[2], l’engagement citoyen était également sans consensus. L’importance de conserver le caractère naturel du lieu pour plusieurs côtoyait un désir, chez d’autres, de créer de l’emploi sur l’île où la population vieillissante est de moins en moins nombreuse. Sur les réseaux sociaux, on voyait défiler une quantité importante d’informations, de débats et de commentaires divisés sur le sujet jusqu’à ce que le projet avorte. Deux points de vue, mais un seul l’emporte.

Dans l’œuvre de Parant, les paysages sont voilés d’une couche de fumée dans laquelle apparait la silhouette du spectateur posté devant la vitrine. Sa présence, captée par une caméra, modifie ainsi le paysage. Cela fait écho à son implication, qu’elle soit volontaire ou non, en ce qui a trait à la préservation de la nature. Des gazouillis d’actualité diffusés via Twitter et reliés à l’exploitation de l’énergie défilent tout en bas de l’écran ; les indices environnementaux ainsi que les hashtags employés déterminent la texture de la fumée. Lorsqu’il est question de « #fracturation », par exemple, la fumée donne l’impression d’être huileuse.

Fluxus∞ évoque ainsi les transformations auxquelles sont soumis les espaces naturels et le lien étroit qu’elles portent avec l’engagement citoyen. Ici, il s’agit moins d’un paysage que d’un site au sens où le définit Cauquelin, c’est-à-dire un lieu en partie invisible, un « espace topologique qui se forme et se déforme » et pour lequel ce sont « les actions qui créent un nouvel espace chaque fois qu’elles ont lieu[3] ». Par une telle mise en scène, l’œuvre illustre, de manière poétique, le flux constant de nos interventions « virtuelles » et leurs répercussions potentielles dans le monde concret.

 

[1] Bill McKibben, « The End of Nature », in Finch, Robert & Elder John (ed) (2002). The Norton Book of Nature Writing. New York : WW Norton, p.1125.
[2] Anticosti s’est qualifié pour faire partie du Patrimoine national de l’UNESCO en décembre 2017.
[3] Anne Cauquelin, Le site et le paysage, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p.98-99