17 novembre 2016
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Paule Mackrous

Au milieu de la vitrine, un écran cathodique diffuse une vidéo en boucle. Celle-ci met en scène une femme nue, masquée, qui s’agite nerveusement tel un oiseau enfermé dans une cage. C’est l’artiste, Élène Tremblay, incarnant un canari, qui tourne en rond, bat des bras sans succès, regarde au quatre coins. La performance est accompagnée d’une bande sonore de piaillements aigus captés dans un marché public. L’inconfort règne. La brutalité aussi. L’œuvre, intense, offre pour seul sursis une housse qui se dépose par intermittence sur le téléviseur.

Si l’interactivité est minimale — la présence du spectateur déclenche un mécanisme qui soulève la housse — la sollicitation du corps comme habitacle dépouillé de volonté, elle, est à son comble. C’est que, pour sa performance, l’artiste s’est soumis à un rude processus d’anéantissement du sujet. Tel que le mentionne Michel Wierviorka, rappelant une conception des Lumières, le sujet, c’est « la capacité d’être acteur, de construire son existence, de maîtriser son expérience, d’être responsable [1]». Ici, le sujet est niais, oiseux et captif : il disparaît et entraine le spectateur avec lui en imposant à ce dernier une posture de domination. Cette posture est poussée à l’extrême lors du vernissage où on propose au spectateur de « nourrir » le canari en jetant des graines pour oiseau devant la vitrine. Le spectateur se projette également dans la situation de l’« animal » séquestré. L’intérieur de la vitrine, qui lui renvoie son propre reflet, ressemble étrangement à la prise de vue offerte dans la vidéo. 

Que fait voir cette oeuvre sinon les limites et les revers des dispositifs qui nous régissent? Selon le philosophe Giorgio Agamben, dans nos sociétés capitalistes, les dispositifs ne permettent plus au sujet de se réaliser, mais servent plutôt à modeler « les gestes, les conduites, les opinions, et les discours des êtres vivants ». Ainsi, ajoute-t-il, « […] il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie qui ne soit modelé, contaminé ou contrôlé par un dispositif[2] ». Les rapports sociaux en sont tout imbibés. En exacerbant le processus de désubjectivation auquel nous sommes soumis, Le canari opère une sorte de détournement du dispositif. Il révèle les rapports de domination et les structures oppressives qui font obstacle tant à la création du sujet qu’à la rencontre de l’autre. Avec cette œuvre, Élène Tremblay et Diane Morin créent une disruption dans l’espace social, une prise de conscience qui ouvre la possibilité, pour le spectateur, d’un passage à l’action hors du dispositif et d’une véritable connexion avec ses semblables. 

 

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[1] Michel Wierviorka. (2012). «Du concept de sujet à celui de subjectivation/désubjectivation ». Fondation maison des sciences de l’homme (16), p.3.

[2] Giorgio Agamben. (2006). «Qu’est-ce qu’un dispositif?», Paris : Payot, p.34.