8 mars 2018

Imanipulaton

Louis-Robert Bouchard et Thomas Langlois

 

 

Dans la vitrine, huit écrans sont disposés à des hauteurs et à des profondeurs différentes. Alors que le reflet en optique du couloir et de ses passants se confond avec l’écho formé entre les écrans, on saisit difficilement les dimensions de ce curieux espace. On y présente une lecture du slameur Thomas Langlois, filmée à plusieurs reprises et selon différents points de vue par l’artiste Louis-Robert Bouchard. De ces matériaux fragmentés et retravaillés par l’artiste, à la fois visuellement et structurellement, en résulte une toute autre performance.

 

« Vous imbibez mon reflet, j’like », s’exclame le slameur. On réalise très vite que c’est de l’image de soi dont il est question: l’image médiatique, narcissique, altérée des technologies numériques; celle qui se construit à coup de likes, d’émojis, mais aussi d’attentes et de déceptions perpétuelles. On ne sait pas tout à fait où elle commence, ni où elle se termine, cette image! Mais difficile d’en sortir, puisqu’on l’élabore à la fois comme un « advertisment of the self » dans un univers de « micro-célébrités » et comme un outil d’« empowerment », de connexion et de partage avec les autres[1].

 

Dans Imanipulaton, les esthétiques comme les mots se succèdent et rappellent, parfois de manière concrète, d’autres fois, de manière métaphorique, les différentes mises en œuvre de l’image de soi sur le web. À certains moments, le slameur est présent dans les huit écrans en même temps. D’autres fois, les gros plans sur sa bouche, son nez, ses yeux ou ses oreilles engendrent quasiment des abstractions à partir desquelles on peine à reconstituer un visage, reconnu pour être le foyer de l’identité. Le texte de Thomas Langlois est à son tour déconstruit, décomposé en séquences de quelques secondes. Les mots perdent leur sens, ou plutôt leur contexte. C’est alors l’intonation, le jeu du « personnage », sa gestuelle, ainsi que le rythme de la machine qui attirent notre attention. Un peu plus tard, l’image du poète se perd dans la matière informatique, dans un glitch qui ne laisse qu’apparaitre les indices de sa présence corporelle comme pour annoncer son imminente disparition.

 

Si l’identité numérique est « une transposition graphique, sonore et visuelle d’une représentation en pensée façonnée par le Sujet [2]», Imanipulaton nous rappelle qu’il n’est pas rare que cette identité échappe au Sujet qui l’a créée. Reléguée aux algorithmes et aux réactions de ses utilisateurs libres d’en disposer à leur guise, l’image de soi possède une vie qui lui est propre. En résulte une identité dispersée, qui se démultiplie ou se fragmente, qu’on ne parvient plus à s’approprier.

 

Le slam, impliquant une présence hic et nunc, une lecture ancrée dans le corps de celui qui récite sa poésie avec une véhémence contagieuse, tranche avec l’aspect remixé et automatisé que permet le dispositif. De cet effet antagoniste, que le propos du texte vient fortement accentuer, émerge un regard lucide sur le tiraillement qu’engendre l’image de soi à l’ère des technologies numériques.

 

[1] Alice E Marwick, Instafame : Luxury Selfies in the Attention Economy, Public Culture, 27 : 1, 2015, p. 141.

[2] Fanny Georges, « Représentation de soi et identité numérique. », Réseaux, no 154, 2009, p.4.